RESEARCH NOTES LA FOLIE AU DECLIN DU MOYEN-AGE Paul Labelle Department of Sociology-Anthropology Carleton University Le texte qui suit est un extrait d'une these qui examine 1 'emergence du concept de la maladie mentale dans 1 'Occident moderne. Comme etape preliminaire a cette emergence, il situe, decrit et explique les changements qui se sont operes dans la pratique discursive deployee par l'ordre ecclesiastique sur la deviance en general et la folie en particulier, pendant la fin du Moyen Age. De meme , les consequences decisives de ces changements sur la folie sont explorees. Dans 1 'Europe, jusqu'au 14ieme siecle, a l'interieur de la pratique discursive exercee par le clerge sur la deviance en generale et la folie en particulier, on tend a associer la cause de la folie plutot chez Dieu. Par contre, lors de la naissance du capitalisme et de 1 'emergence de la science comme forme de connaissance , le clerge incorpore un nouvel element dans sa pratique discursive sur la deviance. Ce nouvel element est la sorcellerie. L'inclusion de ce theme dans le savoir clerical de la deviance influencera, de facon decisive, la perception occidentale de la folie a la fin du Moyen Age et a la Renaissance. De nouveaux liens s ' etabl issent entre la folie, la sorcellerie et le diable. A cette epoque, la cause de la folie devient plus largement associee au diable et a la sorcellerie, plutot qu'a Dieu. Dans 1 'esprit occidental a la fin du Moyen Age, les sorcieres et les sorciers souillent la terre par milliers. D'apres le juge Bourgognais Boguet , ceux-ci sont au nombre de 1,800,000' . Trois- Echelles, vivant a 1 ' epoque de Charles IX, etablit le nombre de sorciers contaminant la France a.u nombre de 300,000 (certains etablissent ce chi.ffre a 30,000)*. En accusant certains fous d'etre des sorciers 1 , un lien entre la folie et la sorcellerie dans le discours clerical commence a s'etablir . Signes de folie et signes de sorcellerie commencent a se confpndre, On inclut la paleur, la «laideur», la malproprete corporelle, le gout pour la sol itud« sorcel des idiots, des delirants et des hysteriques' . On inclut egalement des empoisonneurs, des infanticides et des bestiaires parmi les sorciers' . ude et la conduite bizarre parmi les indices de la sllerie . Parmi ceux qu'on accuse de s.orcel 1 erie , on trouve Mais, la folie et la sorcellerie ne sont pas. synonymes . On cite la sorcellerie comme une des causes de la folie tandis que la folie ne se trouve pas parmi les causes de la sorcellerie. Les 82 sorcieres, au contraire des fous, ne perdent pas necessairement 1 'esprit. Les clercs expliquent la sorcellerie par un "pacte" etablit entre le diable et la sorciere , ou cette derniere se met au service du premier. Selon 1 ' ordre ecclesiastique, le fait que c'est la sorciere de son propre gre qui etabli un pacte avec satan, la rend responsable pour sa condition. Elle doit done souffrir les consequences de son peche contre la chretiente. Les sorts qu'on reserve aux sorcieres sont aussi drastiques qu'ils sont severes. Par exemple, on leur rase le pubis, avant qu'elles paraissent devant les juges, afin qu'il soit impossible pour le diable de se cacher sur leur corps . Une fois trouvees coupable de sorcellerie, on brule leur corps, afin que leur ame puisse s'echapper de 1' emprise de satan. En expliquant la sorcellerie par la possession demoniaque, une confusion dans le discours clerical entre la sorcellerie et la folie peut s'installer. La folie a la possession comme une de ses causes alors que la sorcellerie est uniquement causee par la possession. Un lien intime se developpe entre folie et sorcellerie puisque les deux "etats d'etre" peuvent survenir grace au meme phenomene: la possession. Comme consequence de ce nouveau lien entre folie et sorcellerie, plusieurs fous serpnt persecutes pour le crime de sorcellerie a la fin du Moyen Age . Souvent , a cette epoque, folie et sorcellerie subissent le meme sort. Cette association entre la folie et la sorcellerie apparait seulement a la fin du Moyen Age. De plus, elle n'emerge pas, en premier lieu du moins, chez les clercs. Avant cette periode, 1 'ordre ecclesiastique nie 1 'existence des sorcieres et de la sorcellerie, alors qu'il croit dans l'existence des demons et dans la possession demoniaque 1 . Le theme de sorcellerie emerge plutot chez les laiques vers la fin du Moyen Age. Selon George Rosen , pendant la periode carolingienne, on considere la sorcellerie comme une offense seculiere. A cette epoque, la sorcellerie est exclue des offenses possibles contre l'Eglise, puisqu'on souligne qu'elle cause du dommage seulement a la propriete et au corps, et non a l'ame. On laisse done les proces de sorcellerie aux mains des tribunaux laiques. Avec la montee des proces de sorcellerie, les cours seculieres deviennent de plus en plus puissantes. Selon Roland Villeneuve: "Des le debut du XlVieme siecle les juges seculiers s' ef f orcerent de remplacer 1 ' of f icialite. En 1390 le Parlement de Paris decida que la connaissance des crimes d'heresies et de sorcellerie relevait des tribunaux laics, et d'eux seuls ." Au Haut Moyen Age, l'Eglise tolere ceux et celles qui se disent sorciers, puisqu'elle ne croit pas dans la sorcellerie. Par contre, la croyance par les masses populaires dans l'existence de la sorcellerie, produit une «fissure» dans l'hegemonie 83 ecclesiastique a 1 'egard de 1 'explication de la deviance. Des lors, une association entre la folie, la possession demoniaque, la sorcellerie et l'heresie s'etablit dans le savoir clerical a partir du 14ieme siecle. Par exemple, la faculte de theologie de Paris, en 1398, donne une preuve qui demontre que la sorcellerie inclut un pacte avec le demon et qu'elle est necessairement heretique . On commence a utiliser le pouvoir inquisitionnel pour contrer cette montee de la sorcellerie . Ainsi , l'ordre ecclesiastique arrache des mains des juges seculiers le droit de definir et de juger la sorcellerie, en convertissant cette derniere en une heresie qu'on doit combattre en utilisant 1 ' Inquisition . C'est surtout a partir de 1487 que la chasse aux sorcieres prend de l'ampleur et qu'elle vient a occuper une place preponderante dans 1 ' agenda du clerge. C'est a cette date que le "Malleus Maleficarum" (traduit en frangais, ce titre signifie le "Marteau des Sorcieres") est publie pour la premiere fois. L'impact de ce manuel sur le monde chretien impressionne . Zilboorg estime qu'entre 1487 et 1669 le "Malleus" est edite 10 fois et qu'entre 1669 et 1769, le "Marteau des Sorcieres" passe a travers neuf editions nouvelles . Le "Malleus Mai lef icarum" , ecrit par deux freres dominicains - Jacob Sprenger et Heinrich Kramer- ressemble a un livre de recettes que le clerge doit suivre dans les cas de sorcellerie. Le "Malleus" est divise en trois parties . La premiere partie donne les trois elements qui permettent 1 'existence de la sorcellerie. Ceux-ci sont le diable, la sorciere et la permission de Dieu. La deuxieme partie du manuel touche les methodes par lesquelles la sorcellerie fonctionne et les outils dont on dispose pour la combattre. Finalement, la troisieme partie traite des procedures legales qu'il faut entreprendre dans les tribunaux ecclesiastiques et seculiers, lors des proces legaux entrepris contre les sorcieres. L' approbation par le pape Innocent VIII, par la faculte de theologie de Cologne et par le roi Maximilien amplifie 1 'impulsion que la chasse aux sorcieres recoit lors de 1 'apparition du "Marteau des Sorcieres". En plus de repondre aux demandes du peuple, la chasse au sorcieres regoit 1 ' approbation officielle des administrateurs et des intel lectuels du monde chretien, de meme que celle d'un leader du monde laique. On pergoit maintenant la sorcellerie comme une realite en soi , qui devient fermement ancree dans 1 'esprit de ceux vivant a la fin du Moyen Age. La publication du Malleus, 1 ' approbation du clerge et d'un roi laique, combinees avec les desirs d'un peuple qui ressent la fin du monde s'approcher, donnent un elan a une chasse aux sorcieres qui atteint son sommet du 16ieme au 17ieme siecles 2 , et qui laissera des traces jusqu'au 19ieme siecle. Pendant cette periode, grace au nouveaux liens entre la folie, la possession et la sorcellerie, on evoque de plus en plus le diable comme source de folie. 84 L'ordre ecclesiastique construit plusieurs hypotheses pour expliquer comment Satan prend possession de ses victimes. On croit qu'il peut s'infiltrer dans 1 ' individu par voie orale, pendant que ce dernier consomme sa nourriture ou meme pendant qu'il respire^ . La sanction, donnee a ces hypotheses, par le pape George le Grand, nous indique la validite qu'elles recoivent a l'epoque . Une autre theorie stipule que le diable peut s'inserer dans sa victime lorsqu'elle sommeille . Les medecins de 1' epoque, dont la plupart possedent une instruction qui inclut les canons religieux de l'epoque, expliquent la folie en se basant sur le meme savoir. Lorsqu'un medecin distingue de l'epoque -John Lange- trouve des clous, des aiguilles et des couteaux dans les corps des pos-sedes qu'il examine apres leur mort, il voit dans ces objets la confirmation de 1 'existence d'une maladie surnaturel le. Selon lui, c'est Satan qui depose de tels objets dans le corps . Le clinicien Jean Fernel qualifie la lycanthropie comme une entite clinique, causee par le demon . D'autres medecins tels qu'Ambroise Pare28 et Leloyer 2 ' croient dans la possession demoniaque. Ce dernier pense que le diable penetre le corps de 1' individu a travers un organe defectueux . Ces explications trouvent leur validite grace a certains cas ou les theories demonologiques semblent etre confirmees par des demonstrations empiriques. D' apres Alexander et Selesnick, il existe des cas ou des personnes, "atteintes de troubles affectifs graves, etaient particulierement sensibles a la suggestion qu'elles donnaient asile a des diables et a des demons, et el les avouaient cohabiter avec le demon". Le contenu meme des delires de certains fous semble donner une validite aux theories ecclesiastiques . Comme exemple, citons un cas en Angleterre au 14ieme siecle, ou une femme, du nom de Margery of Kemp, souffre parfois de frenesie et de delires. Selon cette femme et divers membres du clerge anglais et de 1 ' aristocratie anglaise, ces delires constituent en fait des visions saintes qui proviennent de Dieu15 Pour le pretre et en general pour tous les gens de l'epoque, ou le surnaturel et 1 'experience mythique constituent des elements essentiels de la vie, une predisposition sociale dans la croyance des dires des fous existe. Par exemple, selon Bartholomaeus Anglicus, un theologien dominicain, les possedes ne perdent aucunement le pouvoir de la raison et leurs declarations doivent etre prises aux serieux par les tribunaux . Selon l'ordre ecclesiastique, les hallucinations auditives et visuelles vecues par certains fous servent d' indicateurs , non pas de leur perte de la raison, mais de leur pacte avec le diable . Ces hallucinations, interpretees a l'interieur d'une pratique discursive specifique (c.a d.-celle du clerge), confirment 1 'existence du surnaturel et du mysticisme, et contribuent, en meme temps, au maintien du pouvoir que le clerge possede sur le savoir medieval. 85 A la fin du Moyen Age, ce glissement, vers les themes plus macabres du discours, que l'ordre ecclesiastique entreprend sur la deviance en general et la folie en particulier, est symptomatique d ' un phenomene plus large. Ce phenomene constitue 1 ' ecroul ement de la societe feodale dans son ensemble . L'ancienne infrastructure feodale commence a ceder a un nouvel ordre economique: celui du capitalisme. Des nouvelles formes de connaissance apparaissent , tels que la proliferation des sectes religieuses paiennes au 13ieme siecle . Pendant le meme siecle, Roger Bacon preconise la creation du savoir, non d'apres les ecrits saints, mais d'apres la methode experimentale . L'Eglise reagit envers ce premier bris dans son monopole sur le savoir en instituant 1 ' Inquisition, des le 13ieme siecle . Dorenavant , le clerge inclut tout savoir, tels que le paganisme, la science et la sorcellerie, qu'il considere comme dangereux parmi les heresies. La chasse aux sorcieres et le developpement de la demonologie sont des elements importants de cette reaction du clerge face a 1 ' ecroulement de la societe qui permet son existence. Dans une societe a imaginaire religieux, 1 ' explication de tout phenomene tend a etre religieux. Lorsque cette societe s'ecroule, elle peut seulement trouver une explication pour cet effondrement dans les elements qui constituent son imaginaire social. Une societe ne peut pas expliquer les phenomenes selon des termes qu'elle ne peut pas concevoir. Le clerge peut seulement expliquer le deperissement de sa societe selon le savoir qu'il genere a l'interieur de 1 'imaginaire de son epoque . L'ordre ecclesiastique perd son pouvoir avec le declin de la societe feodale. Cette perte et ce declin sont percus comme des maux par les clercs et par les membres de la societe feodale. Dans l'Europe du Moyen Age, on associe le mal avec Satan puisque ce dernier represente tout ce qui est maudit dans le monde . L'Europe feodale explique done son effondrement en l'associant avec Satan et trouve des elements, dans 1 ' environnement physique et social, qui representent Satan. Le comportement deviant de certains fous les rend vulnerables a des interpretations demonologiques de leur malaise. A la fin du Moyen Age, les europeens voient en ces gens des representants de* Satan et projettent leur anxiete sur eux. On enferme, on torture et on brule ceux qu ' on accuse de possession et de sorcellerie. Consequemment , la folie subit souvent le meme sort, a cause de son association avec la possession dans le discours clerical. Pendant que la chasse aux sorcieres atteint son apogee lors des 16ieme et 17ieme siecles, un contre-courant religieux qui conteste l'autorite de l'Eglise catholique romaine, prend naissance et se propage surtout dans les nouveaux Etats de l'Europe du nord. Ce mouvement, connu sous le nom de la Reforme Protestante, brise une fois pour toute l'hegemonie detenue par l'Eglise catholique en Occident. Les consequences de ce mouvement, accouplees avec le developpement du capitalisme et de la methode experimentale, a une epoque ou on commence a valoriser une nouvel le application de la raison humaine, donneront une impulsion a un processus qui changera 86 def initivement la perception que 1 'Occident possede envers la folie. Ce processus aboutira, au 19ieme siecle, a la consolidation de 1 ' expl ication medicale et scientifique de la folie. Endnotes 1. Zilboorg, G., A History of Medical Psychology , W.W. Norton & Company Inc., New York, 1941, p. 162. 2.- Idem. 3.- Ibid, p. 153 Graham T., Medieval Minds: Mental Health in the Middle Ages , George Allen & Unwin Ltd, London, 1967, pp. 78-79. 4.- A l'epoque, on accuse plus les femmes que les hommes de la sorcel lerie . 5.- Quelques-uns de ces indices correspondent a des symptomes et a des traits associes a plusieures maladies mentales modernes. 6.- Villeneuve, R., L'univers diabolique . Editions du Jour, Montreal, 1972, p. 305. 7 . - Idem. 8.- Idem. 9.- Schoeneman, T. J., "The Role of Mental Illness in the European Witch Hunts of the 16th and 17th Centuries: An Assessment, Journal of the History of the Behavioural Sciences , 13(4), 1977, p. 341. 10.- Conrad, P., Shneider, J.W., Deviance and Medicalization , The c.v. Mosby Company, St. Louis, 1980, p. 42. 11.- Alexander et Selesnick, The History of Psychiatry , George Allen and Unwin Ltd., London, 1967, p. 85. 12.- Nous disons plusieurs puisqu'il est evident qu'on ne classifie pas tous les fous farmi les sorciers. Par contre, a la fin du Moyen age, il existe une tendance a vouloir expliquer la folie par des theories demonologiques . 13.- Kirsch, I., "Demonology and the Rise of Science: An Example of the Misperception of Historical Data," Journal of the History of the Behabioural Sciences (2), 1978, p. 152. 14.- Kroll, J., "A Reappraisal of Psychiatry in the Middle Ages," Archives of General Psychiatry 29, 1973, p. 79 Rosen, G., Madness in Society . Harper & Row, New York, 1969, p. 8. 87 15.- Villeneuve, R., op.cit., p. 302. 16.- Kirsch, I., op.cit., p. 154. 17.- L ' Inquisition est une institution etablie par l'Eglise, au 13ieme siecle, afin de combattre la montee des heresies. Le clerge definit l'heresie comme toute connaissance qui tente de supplanter celles de l'Eglise chretienne. Comme on peut prevoir, les heresies, selon le discours clerical, sont d'origine demoniaque et elles doivent alors etre persecutees . En designant la sorcellerie comme une heresie, la folie- simulacre de la sorcellerie- sera elle aussi persecutee . 18.- L'ordre ecclesiastique, tout en demeurant l'autorite sur la sorcellerie, permet au cours civils d'entamer des proces de sorcel 1 erie . 19.- Zilboorg, G., op.cit., p. 152. 20.- Graham, T., op.cit., p. 79. 21.- Zilboorg, G., op.cit., p. 151 Graham, T., op.cit., pp. 77-78. 22.- Schoenaman, T., op.cit., p. 346. 23.- White, A., A History of the Warfare of Science with Theology in Chistendom Vol II, George Braziller, New York, 1955, p. 120. 24.- Idem. 25.- Idem. 26.- Zilboorg, G., op. cit . ,p. 166 . 27.- Ibid, p. 167. 28.- Ackernecht, E., A Short History of Psychiatry , Hafner Publishing Company, New York, p. 19. 29.- Zilboorg, G., op.cit., p. 169. 30.- Idem. 31.- Alexander, F.G., Selesnick, S.T., op.cit., p. 85. 3 2.- Neaman, J., Suggestion of the Devil: Insanity in the Middle Ages and the Twentieth Centiry Octagon Books, New York, 1978, pp. 122-126. 33.- Zilboorg, G., op.cit., p. 172. 88 34, Ibid, pp. 157-15* 35.- Zilboorg, G., op.cit., p. 153 Kroll, J., op.cit., p. 280. 36.- Kirsch, I., op.cit., p. 153. 37.- Idem. 38.- Idem. 89