Microsoft Word - KDiawara RERA.doc Review of European and Russian Affairs vol. 1 no. 1 December 2005 © RERA 2005 all rights reserved ………………………………………………………………………..… L’apport du règlement 1/2003 : décentralisation et homogénéisation du droit européen de la concurrence Karounga DIAWARA Doctorant en droit, Université Laval DEA en droit européen (Ulg, Belgique) Maîtrise en droit de l’entreprise (UGB, Sénégal) 2 Plan Introduction ------------------------------------------------------------------------------------------ 3 1. L’apport principal, l’article 81§3 : de l’autorisation préalable à l’exception légale.----- 6 1.1. La suppression de l’autorisation préalable ----------------------------------------------- 7 1.1.1. Survol du système de notification sous le règlement 17/62 ---------------------- 7 1.1.2. Les raisons de la suppression de l’autorisation préalable ------------------------- 8 1.2. L’instauration d’un système d’exception légale de validité des accords ----------- 10 2. L’apport subsidiaire : Le réajustement des rapports entre le droit communautaire et les droits nationaux ------------------------------------------------------------------------------------ 12 2.1. Le renforcement de la primauté du droit communautaire ---------------------------- 13 2.2. La Soumission du droit national : l’article 3§ 2 --------------------------------------- 15 Conclusion------------------------------------------------------------------------------------------ 17 3 Introduction Le droit de la concurrence a joué un rôle central dans la construction européenne. Dès l’origine de la fondation de la Communauté européenne, les articles 81 et 82 du Traité de Rome (ancien 85 et 86) portant respectivement sur l’interdiction des ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante, complétés en 1989 par une législation portant sur le contrôle des opérations de concentration (Conseil CE 1989;1997;2004), ont permis d’instaurer un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée conformément à l’objectif fondamental de création d’un marché intérieur ouvert et concurrentiel (Commission CE 2004a)1. Le traité CE est fondé sur le principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. Dans ce schéma, les règles de concurrence ont constitué très vite la constitution économique de l’U.E. Par une interprétation téléologique des règles en matière de concurrence, la Cour de justice (ci-après CJCE) a posé les fondements de la politique européenne en matière de concurrence : la politique de la concurrence constitue un moyen, parmi d’autres, visant à l’érection d’un marché intérieur, objectif premier du Traité de Rome (CJCE, Metro S.B 1977, p. 1875). Anticipant l’élargissement de l’Union, et manifestant le désir de mettre en conformité la politique de la concurrence avec la stratégie de Lisbonne qui vise à faire de l’U.E «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », la Commission européenne (ci-après Commission) a entrepris un vaste champ de réforme du droit communautaire de la concurrence (Commission CE 2000a, p.2). 1Selon la Commission, « Un marché intérieur concurrentiel et ouvert offre la meilleure garantie de voir les entreprises européennes renforcer leur efficacité et leur potentiel d’innovation ». 4 Ce vent de réforme, initié par le commissaire Karel Van Miert, continué et approfondi par le commissaire Monti, est aujourd’hui entrain d’être achevé par l’actuelle commissaire européenne N. Kroes. La réforme a d’abord touché, vers la fin des années 90’, les accords verticaux qui ont bénéficié d’un règlement d’exemption par catégorie (Conseil CE 1999). Elle s’est poursuivie et a connu son paroxysme le 1er mai 2004 avec l’entrée en vigueur d’un ensemble de dispositions ayant trait à la mise en œuvre des articles 81 et 82 CE d’une part (Commission CE 2004c) 2, et d’autre part, au contrôle communautaire des opérations de concentration (Conseil CE 2004; Commission CE 2004b). La réforme est entrain de suivre son cours avec l’adoption prochaine d’un ensemble de dispositions relatives aux aides d’États. C’est la réforme concernant l’application des articles 81 et 82 CE qui retiendra notre attention. Cette réforme vise la modernisation du droit européen de la concurrence. Elle entraîne un changement profond dans l’application des articles 81 et 82 en opérant une décentralisation du droit européen de la concurrence. La modernisation supprime le célèbre règlement 17/62 (Conseil CE 1962) remplacé depuis le 1er mai 2004 par le règlement 1/2003 relatif à la mise en œuvre des articles 81 et 82 C.E (Conseil CE 2003) (ci-après le « règlement 1/2003 »). Cette réforme constitue le plus grand changement connu par le droit européen de la concurrence depuis quarante ans. Selon l’expression consacrée, l’avènement du règlement 1/2003 marque une véritable « révolution juridique et culturelle» (Ehlermann 2000, 537; Idot 2001,1370; 2004;Waelbroeck 2005, 2). 2 Il s’agit du « paquet modernisation » qui outre le règlement contient deux autres règlements, cinq communications et un projet de communication; le tout est disponible en ligne sur le site de la Commission : www.europa.eu.int/comm/competition 5 L’objet de cet article est d’analyser le changement fondamental qui concerne l’application de l’article 81§3. Pour rappel, l’article 81§3 institue un régime d’exemption individuelle des ententes, décisions et pratiques concertées qui, tout en portant atteinte à l’article 81§1, produisent néanmoins des gains d’efficience économique (Commission CE 2004d). L’article 81§3 pose quatre conditions cumulatives qui permettent à l’accord anticoncurrentiel d’être exemptés : d’abord, l’accord doit contribuer à améliorer la production, la distribution ou le progrès technique; ensuite, ces avantages économiques doivent profiter aux consommateurs; troisièmement, les restrictions de concurrence causées par l’accord doivent être indispensables; et enfin, l’accord ne doit pas éliminer totalement la concurrence sur le marché du produit en cause. Sous l’empire du règlement 17/62, La Commission s’est vue attribuer la compétence exclusive d’appliquer l’article 81§3. Dès lors, elle était le seul organe habilité à délivrer des exemptions individuelles ou des attestations négatives constatant l’inapplicabilité de l’article 81§1. Le changement majeur opéré par le nouveau règlement 1/2003 est la suppression de la compétence exclusive de la Commission et l’abrogation de la procédure de notification obligatoire. Dorénavant, les autorités et les juridictions nationales des États membres pourront appliquer cette disposition. C’est en ce sens que le règlement opère une décentralisation du droit européen de la concurrence. Ainsi nous montrerons dans la première partie l’étendue de cette révolution qui instaure le passage d’un système d’autorisation préalable à celui d’un système d’exception légale (1). Dans la seconde partie, nous montrerons comment le nouveau règlement vient réajuster les rapports entre d’une part, le droit communautaire et d’autre part, les droits nationaux de la concurrence. En effet, nous verrons que le règlement vient réaffirmer la 6 primauté du droit communautaire sur le droit national, en conférant au premier une envergure et une portée appréciable (2). 1. L’apport principal, l’article 81§3 : de l’autorisation préalable à l’exception légale. La révolution apportée par le règlement 1/2003 concerne sans nul doute l’application de l’article 81§3. Cette disposition, qui permet de rendre inapplicable l’interdiction prévue par l’article 81§1 aux accords, décisions et pratiques concertées produisant des gains d’efficience économiques susceptibles de neutraliser leurs effets anticoncurrentiels, était placée sous la compétence exclusive de la Commission qui fut le seul organe habilité à délivrer des exemptions individuelles sous l’empire du règlement 17. Depuis le 1er mai 2004, cette prérogative exclusive de la Commission est supprimée par le règlement 1/2003 qui institue à son article 1er§2 un régime d’exception légale en vertu duquel « les accords, décisions et pratiques concertées visés à l'article 81, paragraphe 1, du traité qui remplissent les conditions de l'article 81, paragraphe 3, du traité ne sont pas interdits, sans qu'une décision préalable soit nécessaire à cet effet ». Le règlement abroge le système d’autorisation préalable fondé sur la notification obligatoire des ententes (1.1.) pour instituer un système d’exception légale basé sur la validité de l’accord ab initio (1.2.) 7 1.1. La suppression de l’autorisation préalable 1.1.1. Survol du système de notification sous le règlement 17/62 Au début de la construction européenne où peu d’États membres disposaient encore de législation sur la concurrence3, il avait paru opportun pour une application homogène et harmonisée du droit de la concurrence de confier à la seule Commission la prérogative d’appliquer l’article 81§3 et ainsi de pouvoir, seule, contrôler les accords anticoncurrentiels au sens de l’article 81§1, mais produisant des gains d’efficience susceptibles de les exempter de la prohibition. C’est cette philosophie qui a inspiré le règlement 17, premier règlement d’application des articles 81 et 82. Ainsi fût institué le système d’autorisation préalable qui obligeait aux entreprises voulant se prévaloir de l’exemption prévue à l’article 81§3 de notifier le dit accord à la Commission. Ainsi, tous les accords susceptibles d’affecter le commerce interétatique étaient transmis à la Commission par notification. En vertu de cette procédure, les entreprises demandaient soit une décision d’inapplicabilité de l’article 81§1, auquel cas la Commission délivrait une attestation négative; soit la Commission constatait que l’accord notifié tombe sur le coup de l’article 81§1 mais remplit les conditions d’efficience de l’article 81§3; dans ce cas, une décision d’exemption individuelle constatant l’inapplicabilité de l’article 81§1 était délivrée. La notification offrait un certain nombre de garanties aux entreprises. D’abord, elle permettait à l’entreprise de bénéficier d’une immunité en matière d’amandes pour les agissements postérieurs à la notification, tant que la Commission n’a pas pris une 3 En 1957, date de la signature du Traité de Rome, seule L’Allemagne (RFA à l’époque) disposait d’une véritable législation sur la concurrence. Les autres cinq membres n’en disposaient pas. 8 décision finale ou provisoire sur l’applicabilité de l’article 81§1 (attestation négative) ou §3 (exemption individuelle). En revanche, le défaut de notification de l’accord exposait l’entreprise à l’inapplicabilité de l’article 81§3 dans la mesure où seule cette la notification permettait à l’entreprise de pouvoir se prévaloir de l’exemption individuelle prévue par l’article 81§3. Ainsi, même si l’accord ne contrevenait pas à l’article 81§1 ou s’il remplissait les conditions de gains d’efficience prévues par l’article 81§3, l’entreprise ne pouvait avoir aucune garantie d’inapplicabilité de l’interdiction de l’article 81§1. C’est pourquoi, La Commission fut très vite envahie par une multitude de notifications. Pour rendre son action plus diligente, la Commission n’eut pas le choix de développer une pratique administrative informelle qui consistait à délivrer des lettres de confort. Ces lettres, qui ne liaient pas pour autant la Commission, ont permis un traitement plus rapide des dossiers, mais montraient déjà les limites d’une telle centralisation qui allait nécessairement être abandonnée dans une Union élargie à vingt-cinq États membres. 1.1.2. Les raisons de la suppression de l’autorisation préalable À cause de la rigidité du système de notification, la Commission fût vite envahie par de nombreuses demandes d’exemption individuelle, les entreprises voulant s’assurer d’un minimum de sécurité juridique, sachant qu’en notifiant leur accord, elles sont protégées contre d’éventuelles sanctions encourues en cas de non notification. Au surplus, même avec une lettre de confort de la Commission, les accords ainsi notifiés jouissaient d’une certaine « garantie » de non contestation. Ainsi étouffée et engorgée par des demandes multiples, la Commission concentrait ses énergies dans un travail purement bureaucratique d’analyse d’accords qui, pour la plupart, ne présentaient aucun problème majeur pour la concurrence au détriment des 9 pratiques les plus nocives, mais jamais notifiées comme les cartels secrets (Commission C.E 2000b). Là se trouvent une des raisons qui ont amené la Commission à proposer la suppression du système d’autorisation préalable. L’autre raison qui militait en faveur de l’élimination d’un tel système est liée à l’élargissement qu’allait connaître l’Union passant de quinze à vingt-cinq membres au 1er mai 2004; un tel système aurait été insupportable et lourd pour la Commission dans son rôle de gardien du Traité et autorité principale de contrôle de la concurrence dans une Union élargie. Enfin, une autre raison non moins déterminante reste la promotion d’une application harmonisée et efficace du droit de la concurrence obéissant au principe de subsidiarité qui promeut une intervention communautaire seulement là où elle se révèle plus efficace et plus déterminante que celle des États membres4. Or, il fallait corriger une incohérence interne dans l’application des articles 81 et 82 CE. En effet, alors que les autorités de la concurrence et les juridictions de droit commun des États membres pouvaient appliquer directement les articles 81§1 et 2 de même que l’article 82 C.E, il ne leur était pas permis d’appliquer l’article 81§35. Cette limitation de la compétence de ces autorités et juridictions nationales n’allait pas dans le sens d’un développement harmonisé du droit européen de la concurrence (De Smijter 2003,4; Idot et Van de Walle de Ghelcke 2001, Durand-Barthez 2004). Toutes ces raisons ont été à la base de l’abandon de l’ancien 4 Le principe de subsidiarité est posé par l’article 5 al. 2 du Traité CE 5 Les juridictions et autorités nationales de la concurrence ne pouvaient au titre de l’exemption par catégorie que vérifier si l’accord entre le champ d’application d’un règlement d’exemption sans jamais pouvoir accorder une quelconque exemption individuelle, compétence réservée exclusivement à la Commission. 10 système pour un système censé être plus efficace et basé sur le principe de la validité ab initio des accords. 1.2. L’instauration d’un système d’exception légale de validité des accords C’est l’article 2 du règlement 1/2003 qui pose le principe du nouveau système en constatant la validité des « accords, décisions et pratiques concertées visés à l'article 81, paragraphe 1, du traité qui remplissent les conditions de l'article 81, paragraphe 3, du traité (…), sans qu'une décision préalable soit nécessaire à cet effet » (nous soulignons). Selon ce nouveau système, tout accord est réputé valide dès sa conclusion sans qu’il soit nécessaire de le notifier. Ainsi passe-t-on d’un contrôle a priori (ex ante) à un contrôle a posteriori (ex post). Ce système de validité automatique des accords en vertu de l’article 81§3 emporte plusieurs conséquences. La première est que le paragraphe 3, à l’image des paragraphes 1 et 2 de l’article 81, devient d’applicabilité directe. Ce qui a pour conséquence de rendre ainsi compétentes les juridictions et autorités de concurrence des États membres pour appliquer cette disposition. La Commission perd ainsi son exclusivité au profit d’une compétence concurrente partagée entre elle et les juridictions et autorités nationales de la concurrence. C’est en ce sens que le règlement opère en quelque sorte à une décentralisation du droit européen de la concurrence permettant ainsi aux juridictions et aux autorités nationales de la concurrence d’appliquer en entier toutes les dispositions relatives aux pratiques anticoncurrentielles regroupant les articles 81 et 82 dans leur ensemble. Ainsi, l’article 81 dans ses 3 § retrouve son unité et sa cohérence 11 juridique du point de vue de l’applicabilité directe C’est ce que Kovar a appelé « une réunification matérielle et une réunification procédurale » (Kovar 2003, 478). Le principe d’exception légale rétablit le droit commun dans la mesure où il « correspond au principe général selon lequel chacun doit évaluer le caractère licite ou non des comportements qu’il s’apprête à adopter » (Rincazaux 2003,5). Dès lors, le principe d’exception légale attribue aux entreprises la responsabilité première d’évaluer leurs accords au regard de l’article 81§3. C’est d’ailleurs pour faciliter cette tâche aux entreprises que la Commission a accompagné le règlement d’un ensemble d’actes soft law en mesure d’aider à une meilleure compréhension de l’article 81§3. Il en est ainsi notamment de diverses communications et lignes directrices contenues dans le « paquet modernisation » (Commission CE 2004c). Néanmoins le problème reste de savoir si les entreprises seront aptes elles-mêmes à faire le travail que faisait la Commission ? Si cela est de nature à ouvrir une brèche d’insécurité juridique ? La sécurité juridique impliquant un minimum de prévisibilité et de prédictibilité des normes, la Commission a avancé comme argument pour repousser cette crainte des entreprises le fait que le règlement 17/62 a permis de bâtir un ensemble cohérent et homogène de corpus juridique ayant trait aux interdictions des articles 81 et 82 du Traité (Conseil CE 2003, considérant 1). Mais si l’on sait que la jurisprudence européenne a plus porté sur l’article 81§1 que sur le §3, il y a de quoi comprendre la crainte formulée par les milieux d’affaires. Cependant, la pratique semble démontrer que cette crainte est quelque peu démesurée puisque, malgré la pauvreté de la jurisprudence en cette matière, la doctrine 12 européenne a apporté une contribution notable à l’interprétation et à l’appréciation analytique que nécessite la prise en compte des gains en efficience organisée par l’article 81§3. De plus, sous le système de la notification, même s’il revenait à la Commission d’évaluer la compatibilité de l’accord avec l’article 81§3, les entreprises appréciaient dans une large mesure leurs accords avant de les notifier. Enfin, la décentralisation de l’application de l’article 81§3 a entraîné l’établissement de règles relatives à la charge probatoire ; les règles déjà dégagées par la jurisprudence européenne ont été codifiées par l’article 2. Suite à l’inquiétude de la doctrine sur l’absence d’une disposition relative à la charge de la preuve dans le projet de règlement (Paulis et Gauer 2003; Ehlermann 2000), la Commission s’est rattrapée en insérant une disposition ayant trait à la charge de la preuve dans le but de dissiper toute crainte. L’article 2 codifie la jurisprudence Consten et Grundig en édictant qu’ « il incombe à l'entreprise ou à l'association d'entreprises qui invoque le bénéfice des dispositions de l'article 81, paragraphe 3, du traité d'apporter la preuve que les conditions de ce paragraphe sont remplies » (CJCE 1966, p.430). Ce procédé, consistant à codifier la jurisprudence existante mais tout en la renforçant, est aussi visible en ce qui a trait à la primauté du droit communautaire sur le droit national. 2. L’apport subsidiaire : Le réajustement des rapports entre le droit communautaire et les droits nationaux Outre le passage d’un système préalable à un système « ex post », l’autre apport né de l’application du règlement 1/2003 est la réorganisation des rapports entre le droit européen de la concurrence et les droits nationaux des États membre. L’U.E est une organisation de « 3ème type » inclassable, car ne relevant ni à proprement parler d’un 13 système fédéral, ni à fortiori d’un État unifié. Le règlement 1/2003 vient renforcer la primauté du droit supranational de la concurrence tout en prenant en compte l’autonomie des droits nationaux de la concurrence (2.1) auxquels il dicte une certaine soumission au droit communautaire (2.2). C’est l’article 3 du règlement qui pose ce principe. 2.1. Le renforcement de la primauté du droit communautaire C’est dans ce domaine que le règlement est resté théoriquement plus timide. Puisque la solution qui a été envisagée dans le projet de règlement a été abandonnée du fait de la réticence des grands États membres comme la France et l’Allemagne à l’instauration d’un principe de guichet unique à l’image de la répartition des compétences organisée en matière de contrôle des opérations de concentration. Comme le constate Wathelet : « cette proposition [d’une application exclusive du droit communautaire en cas d’affectation du commerce interétatique] s’est heurtée à l’opposition de plusieurs États qui voulaient encore appliquer leur droit national dans certains cas ou qui craignaient la difficulté de devoir décider dès l’ouverture d’un dossier du point de savoir si le commerce interétatique était ou non affecté » (Wathelet 2004, 25). Le principe d’une application exclusive du droit communautaire écartée, il ne restait plus que la solution d’une application cumulative des droits communautaire et nationaux de la concurrence. Ce « compromis belge » obtenu, in extremis, est aujourd’hui consacré par l’article 3 du règlement qui organise pour l’essentiel les rapports entre les articles 81 et 82, d’une part, et les droits nationaux de la concurrence, d’autre part. 14 L’article 3§1 pose le principe d’une application cumulative des droits communautaire et nationaux de la concurrence en cas d’affectation du commerce interétatique en ces termes : Lorsque les autorités de concurrence des États membres ou les juridictions nationales appliquent le droit national de la concurrence à des accords, des décisions d'associations d'entreprises ou des pratiques concertées au sens de l'article 81, paragraphe 1, du traité susceptibles d'affecter le commerce entre États membres au sens de cette disposition, elles appliquent également l'article 81 du traité à ces accords, décisions ou pratiques concertées. Lorsque les autorités de concurrence des États membres ou les juridictions nationales appliquent le droit national de la concurrence à une pratique abusive interdite par l'article 82 du traité, elles appliquent également l'article 82 du traité. Cette solution n’est pas nouvelle, elle constitue une codification de la jurisprudence Walt Wilhelm selon laquelle les droits communautaire et nationaux peuvent être appliqués cumulativement à une pratique affectant le commerce interétatique, sans pour autant qu’il soit possible pour le droit national de remettre en cause le droit communautaire et ainsi porter préjudice à une application uniforme et cohérente du droit communautaire de la concurrence (CJCE 1969, p.1). L’article 3§1 vient consolider cette jurisprudence en la généralisant6. Selon l’expression métaphorique d’un auteur « le règlement n°1/2003 consacre une grande marée communautaire dans le sens où le droit communautaire de la concurrence a désormais clairement vocation à irriguer profondément et de manière récurrente, les droits nationaux » (Viennois 2004, 35). Même si une telle interprétation est quelque peu hyperbolique puisque l’article 3.1 n’amène pas une nouveauté au plan de la primauté mais vient juste éclaircir la portée et 6 On sait que la jurisprudence Walt Wilhelm tranchait spécifiquement la question de savoir si le droit national pouvait autoriser une pratique interdite par le droit communautaire. 15 l’envergure de la jurisprudence Walt Wilhelm qui, il faut le reconnaître, a été quelque peu assombrie par l’arrêt isolé de la Cour dans l’affaire dite des parfums Guerlain Rochas(CJCE 1980, p. 2327)7. L’apport fondamental de l’article 3.1 est qu’il vient mettre fin à toute controverse. Cette controverse n’est aussi plus envisageable quant à la soumission des droits nationaux de la concurrence au droit communautaire. 2.2. La Soumission du droit national : l’article 3§ 2 À notre sens, c’est plutôt l’article 3§2 qui apporte une contribution fondamentale dans le sens de la réaffirmation de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux. En effet, cet article vient lever une équivoque qui a toujours perduré dans les rapports entre le droit communautaire et les droits nationaux ; la question posée et réglée définitivement par le §2 est de savoir si le droit national peut interdire une pratique autorisée par le droit communautaire ? La réponse à cette question dépend de la nature de la pratique en cause, le règlement opérant pour la première fois une distinction fondamentale entre l’entente et l’abus de position dominante ou pratique unilatérale. C’est en présence d’une entente que le §2 opère à une autre révolution du droit de la concurrence. Si l’entente est licite au sens de l’article 81 §1 ou §3, elle jouit d’une immunité à l’égard du droit national qui ne saurait la remettre en cause ; l’article 3§2 est formel sur ce point : L'application du droit national de la concurrence ne peut pas entraîner l'interdiction d'accords, de décisions d'associations d'entreprises ou de pratiques concertées qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, mais qui n'ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l'article 81, paragraphe 1, du traité, ou qui satisfont aux conditions énoncées à l'article 81, paragraphe 3, du traité 7 Dans cet arrêt controversé, la Cour a décidé que l’existence d’une lettre de confort ne faisait pas obstacle pour le juge national d’appliquer le droit national. 16 ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité (nous soulignons). Dès lors, la doctrine s’accorde pour affirmer qu’il s’agit d’une condamnation éclatante de la théorie de la double barrière 8( Idot 2003, 286; 2004a 120; Ehlermann 2000). Si la théorie de la double barrière est condamnée en matière d’entente, il semble qu’elle subsiste toujours en ce qui concerne les pratiques unilatérales dont principalement l’abus de position dominante. Pour cette dernière pratique anticoncurrentielle, l’article 3§2 laisse la possibilité au droit national des États membres de pouvoir sanctionner plus sévèrement l’abus de position dominante que ne le ferait le droit communautaire. Au surplus, il permet au droit national de prévoir ou de laisser subsister des incriminations unilatérales hors du champ substantiel du droit communautaire. En effet, des incriminations unilatérales telles que l’abus de dépendance économique, la pratique de prix abusivement bas pourraient s’appliquer à une pratique unilatérale affectant le commerce interétatique mais non constitutive d’abus de position dominante au sens de l’article 82 CE. Ici, la théorie de la double barrière semble renaître de ses cendres. Enfin, terminons par noter que le critère de l’affectation du commerce interétatique demeure l’élément fondamental de répartition des compétences entre la Commission et les États membres (Commission 2004e; Viennois 2004, 9). L’absence de cet élément confine en principe la pratique en cause sous le joug exclusif du droit national. Mais, semble-t-il que cette exclusivité du droit national demeure un mythe du fait de 8 Théorie selon laquelle non seulement une entente doit se conformer au droit communautaire (première barrière) mais même dans les cas où elle bénéficie d’une exemption au titre du droit communautaire, il n’est pas exclue qu’elle puise tomber sous l’interdiction des dispositions d’un droit national plus strict (seconde barrière). 17 l’interprétation large au niveau communautaire de la notion d’affectation du commerce interétatique (Viennois 2002, 1) L’application concurrente des droits nationaux et communautaire n’est possible qu’en cas d’affectation du commerce interétatique. Dans ces cas précis, une collaboration s’impose entre les organes de contrôle communautaires et les organes de contrôle nationaux dont seulement le réseau européen des autorités de la concurrence (ci-après R.E.C) retiendra notre attention pour terminer. Conclusion Le passage d’un système d’autorisation préalable à un système de validité automatique permet aux autorités nationales de la concurrence d’appliquer directement les articles 81 et 82. L’article 3 §1 leur impose d’appliquer le droit communautaire lorsque le commerce interétatique est affecté. Toute cette panoplie de mesures, contribuant à la décentralisation du droit communautaire de la concurrence et au renforcement de sa primauté sur le droit national, entraîne le risque de fragmentation dans l’interprétation et l’application des articles 81 et 82 du traité CE (.Schnichels 2004; Weitbrecht 2004; Idot 2004a; 2004b). Alors, fondamentalement la réforme devait réajuster la collaboration entre la Commission et les autorités nationales de la concurrence dans le but d’éviter toute perturbation majeure dans la cohérence de la mise en œuvre des règles de la concurrence. C’est pourquoi les articles 11 à 14 du règlement, complétés par la communication sur la 18 coopération entre la Commission et les autorités nationales de la concurrence, ont institué le R.E.C (Commission CE 2004f)9. L’appellation de réseau rappelle un mécanisme volontaire de coopération qui existe au niveau international en matière de concurrence10. D’ailleurs si les règles européennes organisant le R.E.C s’inspirent de ces mécanismes de coopération internationale, elles s’en distinguent fondamentalement (Idot 2003 ; 2004b). Le réseau est fondé sur des principes de coopération horizontale (entre les autres nationales elles-mêmes) verticale (entre la Commission et les autorités nationales) ascendante (demande d’information des autorités nationales à la Commission) et descendante (vice-versa).Après plus d’une année d’existence, le réseau marche normalement malgré les difficultés inhérentes à tout début (Lasserre 2005). En définitive, nous aurons souligné la décentralisation et l’homogénéisation qui résultent du règlement 1/2003 sur le droit européen de la concurrence. En principe, cette décentralisation-homogéneisation rendra l’application du droit de la concurrence plus souple et plus efficace. Pour cela, le R.E.C jouera un rôle important dans la répartition et la coordination des litiges relevant des articles 81 et 82 C.E (Brammer 2005). 9 Depuis le 1er mai 2004, le REC a ouvert 529 enquêtes antitrust dans des affaires où les échanges entre États membres étaient affectés; La Commission vient de lancer le site Internet du réseau : http://europa.eu.int/comm/competition/antitrust/ecn/ecn_home.html 10 Il s’agit du réseau international de la concurrence (R.I.C) : www.reseauinternationaldelaconcurence.org 19 Bibliographie CJCE, Consten et Grundig c. Commission, C-56/64, Rec. 1966 I. p. 430 CJCE, Metro S.B c. Commission, C-26/76, Rec. 1977, p. 1875, CJCE, Walt Wilhelm et autres c. 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